Main basse sur la ville

Un article paru dans le quotidien Le Devoir qui parle d'actions de la Pointe libertaire et du Centre social autogéré:

Main basse sur la ville

Isabelle Paré
Le Devoir
Édition du samedi 04 et du dimanche 05 juillet 2009

Mots clés : Montréal, Toronto, Municipalité, Trinidad et Tobago (pays), Montréal

Des citadins tentent de réinventer la vie en ville


Photo: Jacques Nadeau

À Montréal, à Toronto et dans plusieurs métropoles occidentales, individus et groupes citoyens réinventent la façon de vivre en ville. Entre béton et gratte-ciel, jardiniers clandestins, artistes, urbanistes, militants à vélo ou glaneurs urbains rêvent d'une ville à dimension plus humaine et font main basse sur la ville. Légalement ou pas, sans demander leur dû.

Quand la glaneuse urbaine Nancy Klehm a débarqué à Montréal en avril dernier pour ratisser des terrains vagues à la recherche de racines et de plantes sauvages à manger, plusieurs ont froncé les sourcils. Cette glaneuse végétarienne de Chicago vit entièrement aux dépens de la ville. Elle se délecte des plantes qui poussent à l'état sauvage dans les terrains vagues et des fruits arrachés aux arbres et arbustes sauvages qui croissent à travers le bitume.

Nancy Klehm incarne la frange extrême d'une nouvelle race de citadins qui rejettent totalement les codes et les modèles de consommation traditionnels qui font le quotidien de la ville moderne. Basta la surconsommation de masse, la bouffe industrielle, l'anonymat et la passivité devant les modèles préfabriqués, ces citadins décident de se forger de nouveaux modes de vie, pour des raisons écologiques, sociales, politiques ou même spirituelles.

Exit le régime du métro-boulot-dodo et de l'économie fondée sur le surgaspillage qui sévit dans les milieux urbains, ces drôles de zigues cherchent de nouvelles façons d'avoir prise sur leur vie dans des métropoles en pleine crise d'identité et de ressources. Finie la revendication, voici venue l'ère de l'action. Plutôt que de se complaire dans la critique, ces nouveaux activistes, dont les réseaux pullulent sur Internet, agissent souvent dans l'anonymat et préfèrent l'acte à la parole.

Guérilleros sans fusils

Si certains, comme Nancy Klehm, adoptent des modes de vie marginaux par pure conviction personnelle, d'autres en font un geste politique et d'autres encore, un moyen d'humaniser leur environnement quotidien.

À Montréal, ce sont entre autres des jardiniers clandestins qui tentent de reverdir les terrains vagues du Sud-Ouest et du Mile-End, ou d'embellir les dessous glauques de l'échangeur Turcot. Au printemps, ils lancent leurs bombes de semence dans les friches industrielles qui enlaidissent la ville.

À Pointe-Saint-Charles, las d'attendre que la Ville se décide à transformer une zone délaissée en parc, des citoyens de La Pointe libertaire ont pris pics et pelles en 2007 pour y créer le Jardin de la liberté. Tout près de là, d'autres résidants, excédés par les lacunes du réseau de transports en commun, ont doublé la sortie du Bixi le printemps dernier en créant une flotte de bicyclettes gratuites, accessibles au premier venu.

À Toronto, des militants pro-vélo font un pied de nez aux institutions en sortant la nuit, avec bombes aérosol et pochoirs, pour créer des pistes cyclables sur les principales artères du centre-ville. Le credo de ce mouvement clandestin: agissons, ici, maintenant. Bref, réalisons en une nuit ce que la Ville échoue à faire depuis 10 ans. «Quand on a une idée, aussi bien la réaliser. C'est plus rapide et ça fait bouger les choses. Aujourd'hui, les gens pensent même que c'est la Ville qui a créé ces pistes. Certaines sont restées là et sont devenues partie intégrante de l'environnement», soutient Chloé, une membre de l'Urban Repair Squad de Toronto, qui a participé à plusieurs de ces raids clandestins.

Le dernier en date: le remplacement de pictogrammes dans le réseau du métro de Toronto qui décourageaient le transport des vélos. «Ils envoyaient un message négatif en affichant seulement les heures interdites, et un pictogramme encerclé d'un cercle rouge. Nous, on préfère envoyer un message positif en publicisant les heures autorisées et un vélo cerclé de vert», soutient Martin Reis, blogueur et documentaliste du groupe.

Mange ta ville

Ces mouvements activistes, qui surfent sur la vague du mouvement vert, prennent toutes sortes de formes. Aux États-Unis, les freegans -- contraction de free (gratuit) et de vegans (végétariens) -- font de plus en plus d'adeptes. Ces végétariens anticonsuméristes dénoncent le gaspillage outrancier de tonnes de nourriture et détournent des dépotoirs les aliments non consommés qui prennent le chemin des ordures. Leur mission: récupérer ce que recrache la ville, ce monstre de la consommation générateur de déchets, pour limiter le gaspillage.

Aux États-Unis, on estime que 96 millions de tonnes d'aliments non périmés, soit 27 % de la production américaine de nourriture, finissent dans les dépotoirs. De quoi nourrir 42 millions de personnes! Fruits trop mûrs, légumes non conformes aux canons du marketing, céréales, surplus de lait et édulcorants constituent les deux tiers de cette manne alimentaire qui prend le chemin de la décharge publique.

Le 19 juin dernier, à New York, les freegans tenaient un «trash tour» à l'angle de Park Avenue et de la 42e Rue. Objectif: repérer les meilleurs poubelles et dépôts du quartier susceptibles de contenir cette bouffe rejetée par une société gavée, rompue au gaspillage.

Parasiter la Ville

Adam Bobbette, un artiste et designer qui a vécu cinq ans à Montréal et voyage entre New York, Toronto et Paris, a même créé les étiquettes Edible Excess, inspirée du ruban de Moëbius, symbole du recyclage, qui identifie les contenants où restaurants, épiceries et autres commerces déposent leurs surplus, toujours propres à la consommation.

Bobbette et sa collègue, l'artiste Géraldine Juarez, ont conçu plusieurs instruments de survie urbaine en collaboration avec le centre d'artisted Eyebeam de New York. Malgré leurs étiquettes, ils se défendent d'être des freegans et s'avèrent même être des critiques acerbes de la nouvelle économie verte. «L'idée de sauver le monde et de "consommer" vert n'est toujours qu'une nouvelle forme de consommation. Nous avons une approche plus radicale du développement durable», explique Géraldine. «Les étiquettes sont satiriques de ce greenwashing, qui va de la bouffe pour animaux aux actions vertes en Bourse. Ce nouveau branding n'est qu'un nouveau label pour consommer davantage», ajoute Abam Bobbette.

Urbains et iconoclastes jusqu'à la moelle, Bobbette et Juarez se sont donné pour mission de fouiller tous les interstices urbains et créent des prototypes de survie utilisant tous les sous-produits de la ville, y compris l'énergie. Vêtements faits de sacs postaux, fours artisanaux condensant la vapeur des chantiers de construction new-yorkais pour cuire des saucisses, rien n'échappe à leur imagination. Ils ont créé et dormi dans des abris urbains pliants faits de résidus provenant de chantiers de construction qu'on peut accrocher aux arbres.

À la manière de l'artiste belge Vim Delvoye et de sa célèbre machine à caca, Cloaca no. 5, ils tournent en dérision la surconsommation, notamment avec leur machine utopique, baptisée EXM (Edible Excess Machine), qui irradie les déchets pour les rendre comestibles. «Cela permet de boucler la boucle et de se nourrir de nos propres rebuts, encore et encore. C'est une façon de montrer que l'idée même de durabilité est une vaste supercherie», lance Bobbette.

L'artiste trouve que Montréal est un lieu florissant où pratiquer le glanage urbain. «Les loyers ne sont pas chers, il y a beaucoup d'espaces inutilisés, une communauté artistique forte, des immeubles abandonnés où squatter et de très bons sites de dumpster diving [glanage urbain]», dit-il.

Renouveau urbain

Qu'ils s'ancrent dans le jardinage, l'action communautaire ou l'adoption de modes de consommation parallèles, tous ces nouveaux mouvements urbains, souvent issus d'idées lancées dans les années 70, connaissent un nouvel essor.

L'activisme citadin, après avoir été relégué aux oubliettes, reprend du poil de la bête et s'étend à partir de réseaux qui fleurissent sur le Web, explique Mirko Zardini, directeur du Centre canadien d'architecture (CCA), qui tenait l'hiver dernier une exposition intitulée Actions: comment s'approprier la ville. L'exposition réunissait 97 actions prises par des citoyens pour changer ou reprendre possession de leur environnement urbain.

«Je pense que ces idées renaissent, car il y a une transformation radicale et profonde de nos sociétés en ce moment. Tout ce qui concerne de près ou de loin l'économie des ressources touche directement les enjeux auxquels nous sommes confrontés dans les villes», soutient l'architecte.

Ce nouvel activisme souterrain, qu'il prenne une forme individuelle ou collective, traduit en sus la crise majeure de confiance de certains individus à l'égard des pouvoirs publics. «Ça arrive maintenant, car les gens se rendent compte qu'ils doivent agir s'ils veulent un changement rapide dans leur environnement. Ils veulent faire en sorte que la ville réponde davantage à leurs besoins», dit-il.

À l'heure où près de la moitié de la population terrestre vit dans les villes, la cité elle-même, et ses modes de fonctionnement, est confrontée à de nouvelles limites, pour ne pas dire à un cul-de-sac. Surpopulation, gestion des déchets, gestion de la pollution et du bruit, de la congestion automobile: la ville du troisième millénaire reste à inventer.

«Je crois qu'il y a plus derrière ces mouvements qu'un seul souci écologique, conclut Mirko Zardini. Il y a un revirement culturel dans nos façons d'interagir avec la ville, car la démocratie directe et la qualité de vie en milieu urbain seront des facteurs essentiels pour faire face aux enjeux environnementaux et sociaux des villes de demain.»

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http://urbanrepairs.blogspot.com/

http://freegan.info/?page_id=2

http://www.we-make-money-not-art.com/archive.s/2007/12/i-read-about-yo.php

http://archive.lapointelibertaire.org/jardindelaliberte

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