L'altermondialisme est un humanisme

Par Marco Silvestro.

Article paru originellement dans Le Couac, vol. 6 no. 11 (août 2003), p. 8.

Dans la foulée du sommet du G8 à Évian (1-3 juin 2003), les médias ont relayé par centaines le terme « altermondialisme », le posant comme jamais entendu, un peu loufoque, plutôt obscure. Le Devoir n’a pas manqué de suivre le bateau, sous la plume de son correspondant à Paris, Christian Rioux. Il ne se caractérise pas par sa finesse analytique ni par la grâce de son style, bien qu’il s’essaie souvent à l’humour. Il se surpassait dans un texte sans queue ni tête (06-06) intitulé « Les nouveaux mondialistes ». Il écrivait notamment cette phrase qui se voulait drôle, suppose-t-on : « « L’altermondialiste » appartient à la famille des mondialistes de la même façon que « l’alterféministe » appartiendrait à celle des féministes et « l’altercommuniste » à celle des communistes ». Pour quiconque est le moindrement familier avec ces termes, cette phrase dénote une connerie presque sans borne. Un de nos collaborateurs fit parvenir au Devoir une lettre (légèrement modifiée ici) qui ne fut pas publiée.

M. Rioux, […]

Le terme altermondialisme synthétise les slogans « Pour une autre mondialisation », « Pour une mondialisation à visage humain » et « Un autre monde est possible », lesquels semblent constituer les mots d’ordres de ce mouvement planétaire si difficile à qualifier (notamment parce qu’il rassemble des mouvements qu’on a toujours dissocié: pacifisme, écologisme, féminisme, syndicalisme, etc.). Ce terme émane fort probablement de l’organisation ATTAC, qui en use abondamment depuis quelques temps. Il est une tentative claire d’autodéfinition identitaire de la part de citoyens et de groupes qui ont été qualifiés, surtout par les médias de masse, comme des « antimondialisation », c’est-à-dire des gens opposés au processus de mondialisation tel que le sens commun le définissait après les événements de Seattle en 1999.

En effet, est-il utile de rappeler que, suite à ces événements, ces médias et leurs lecteurs ont subitement découvert qu’il existait un processus nommé « mondialisation » et que des citoyens s’y opposaient. Ce furent donc, selon la logique manichéenne caractéristique des journalistes toujours pressés, des « antimondialisation ». Et parmi la pléiade de groupes et d’individus qui composent ce mouvement social naissant, nombreux furent ceux qui acceptèrent cette dénomination qui, faute de mieux, avait le mérite d’être simple. Or, depuis 1999, les analyses et les discours se sont affinés. La mondialisation fut explicitée : elle est un processus fort ancien qui résulte des grandes explorations (Marco Polo et ses successeurs) et qui consiste en une prise de conscience mondiale des diverses parties de notre petite planète. La globalisation, quant à elle, peut être comprise comme l’établissement d’un système économico-politique qui relie ces différentes parties. Ces deux termes ne sont donc pas équivalents, contrairement à ce que plusieurs croient.

Quant au mouvement social, il est vite apparu que son unité stratégique et discursive étaient faibles. D’où les revendications éclatées apparaissant parfois sans aucun lien. Il existe pourtant : depuis la montée du néolibéralisme dans les années ‘80, on assiste à un démantèlement des systèmes de protection sociale dans les pays occidentaux et à un accroissement des inégalités sociales. De même, le nouveau visage du capitalisme, sous des dehors de libéralisation des marchés et d’accroissement de la liberté individuelle, ne fait que pousser les États et les citoyens dans de nouvelles dominations. Ces revendications éparses sont donc en réalité les expressions locales et régionales du même ressentiment des citoyens devant leur perte de pouvoir face à leurs gouvernements nationaux « démocratiquement » élus, lesquels perdent aussi du pouvoir face aux grandes organisations financières et commerciales que sont le FMI, la Banque Mondiale, l’OMC et le G8. Des organisations qui s’autoproclament « démocratiques » et « au service des peuples », alors que tout le monde sait bien qu’ils sont aux services des intérêts économiques des riches et des puissants. D’ou l’illégitimité dont est taxé le G8.

Une définition provisoire des discours altermondialistes

1. L’essentiel des discours altermondialistes se pose dans une perspective d’élimination des situations structurelles et ponctuelles de domination qui mettent en danger la vie humaine (dans ses aspects physiques et sociaux) ainsi que la biosphère. Cela se fait par des revendications pacifistes et écologistes, par des demandes d’application du principe de précaution dans la manipulation du vivant, par des demandes d’accroissement de la démocratie, de l’imputabilité des élus, de la transparence des bureaucraties étatiques, de l’équité femmes-hommes, de l’abolition du racisme institutionnel et du masculinisme réactionnaire, etc.

2. Dans le même ordre d’idées, les discours altermondialistes revendiquent la reconnaissance de la prééminence de la valeur de la vie sur celle du commerce. C’est le fameux slogan « Le monde n’est pas une marchandise ». Cela vise à contrer non seulement les visées économicistes du néolibéralisme, mais aussi les multiples barbaries qui ont cours sur la planète: non-respect des droits humains, famines provoquées par de mauvaises redistributions ou par l’action guerrière, exploitation des travailleurs du Tiers-Monde au profit des États occidentaux, etc.

3. Enfin, il est vrai que ces discours sont « mondialistes »: ils reconnaissent la grande valeur des contacts interculturels pour le développement humain et ils entraperçoivent tous les avantages que l’espèce humaine peut tirer des dialogues et de la coopération entre les peuples. Par contre, ils refusent de se plier à une logique qui nie la sensibilité humaine ou la ravale à une quantité négligeable face à la vision économiciste du monde. Cela dit, il est vrai qu’il existe de véritables « antimondialistes » : on les retrouve dans les groupes fondamentalistes qui ne jurent que par la tradition, la pureté ethnique, le repli identitaire. Ceux-là, on les connaît et ils n’ont rien à voir avec l’altermondialisme, malgré ce qu’ils peuvent en dire (pour un exemple local, voir le site Internet des « identitaires québécois », www.quebec-radical.com).

En définitive, on pourrait conclure ce rapide et incomplet tour d’horizon en affirmant que l’altermondialisme est un humanisme à l’image de notre monde actuel : fort éclaté et différencié en fonction des intérêts des nombreuses organisations, un mouvement plutôt individualiste malgré ses revendications socialistes, mais néanmoins fortement épris des idéaux de justice sociale, de paix et d’égalité qui ont fondé la modernité occidentale. En ce sens, l’altermondialisme est une actualisation des idéologies progressistes qui (tente) d’intégrer l’individualisme libéral, le refus libertaire de la hiérarchie et les aspirations collectives du socialisme.

En ce sens, il est clair que l’altermondialisme constitue à ce jour la seule alternative valable au néolibéralisme triomphant qui cherche systématiquement à ravaler les êtres humains au rang de calculateurs égoïstes qui ne pensent qu’à l’accroissement de leur bien-être personnel au détriment des autres et de la planète.

Marco Silvestro