L'embourgeoisement: la colonisation tranquille

Comprendre et contrer les effets
négatifs de l'embourgeoisement sur notre milieu



Le Carrefour d’éducation populaire de Pointe-Saint-Charles tenait aujourd’hui une rencontre avec des intervenant.e.s du milieu pour discuter de la question de l’embourgeoisement du quartier. Je n’ai pas ici la prétention d’en faire un résumé fidèle, préférant y aller de ma propre réflexion, mais c’est certain qu’elle a été influencée par celle des autres participant.e.s aussi.

La première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est qu’on définissait mal le phénomène. L’embourgeoisement est défini comme le remplacement d’une population par l’arrivée de personnes mieux nanties. Il me semble que ce n’est pas le vrai problème; il y a toujours eu des personnes plus en moyens, plus éduquées dans la Pointe, professionnelles ou autre. Le quartier a toujours été un milieu diversifié et dynamique. Ça n’empêchait pourtant pas tout le monde d’y vivre et d’y trouver sa place. De plus, ce n’est toujours pas clair si l’arrivée massive de la classe moyenne dans le quartier provoque réellement un « remplacement » de population; selon les statistiques qui nous ont été données lors de la rencontre par Action Gardien, plusieurs personnes demeurent mordicus dans le quartier, mais se retrouvent appauvries par la hausse des loyers et des coûts à la consommation provoquée par « l’embourgeoisement ». Non, ce mot ne nous aide pas à comprendre ce qui se passe réellement sur le terrain.

Ce qui se produit, en fait, c’est une colonisation tranquille. Tranquille parce qu’on est très loin des horreurs du génocide des Béothuks ou de l’Apartheid, mais une colonisation quand même en cela que les nouveaux arrivants apportent dans le quartier une nouvelle culture qui tend à supprimer la culture précédente.

La culture « originelle » du quartier, si je peux dire, est de nature « populaire ». C’est une culture de solidarité et de prise en charge collective de nos problèmes et de notre avenir. Quiconque passe à la Pointe le voit encore aujourd’hui, ça saute aux yeux; la Pointe, c’est un petit village enclavé dans une grande ville. Ce sont ces réseaux sociaux, ce tissu de solidarité qui ont maintenu la vigueur de la communauté du quartier pendant toutes ces années, à travers toutes les transformations qu’elle a subies, de l’industrialisation à la désindustrialisation. La nouvelle culture qui arrive en ce moment est « de classe moyenne ». Je dirais petite-bourgeoise, mais c’est souvent perçu, et volontairement prononcé, dans un sens péjoratif. Ce qui se passe, c’est que sans mauvaise volonté, les personnes qui viennent s’installer dans les condos du quartier arrivent avec une culture de consumériste et égocentrique qui tourne autour du travail, des loisirs et de la carte de crédit. Cette culture n’engendre pas la prise en charge collective de la communauté et de son avenir.

Les effets sont profonds, car les préjugés ont la prise facile dans la différence, de part et d’autre de la ligne. D’un côté, les membres de la nouvelle classe moyenne du quartier sont généralement peu sensibilisés aux réalités de la pauvreté et de l’exclusion sociale, bousculant souvent sans même s’en rendre compte les gens qui les vivent sur leur passage. De l’autre côté, les personnes pauvres et exclues sont presque systématiquement intimidées par les personnes de classe « supérieure » à la leur. Ce phénomène n’est pas spécifique aux classes sociales économiques. C’est la raison pour laquelle les femmes ont eu et ont encore besoin de se créer des espaces non-mixtes pour discuter. C’est la même chose aussi pour les groupes racisés. Les personnes appartenant à des groupes opprimés par la société ont appris « à prendre leur trou », si je peux dire, et c’est difficile, même avec beaucoup de volonté, d’en sortir. Le phénomène est à ce point important qu’il a déjà été invoqué pour justifier un argumentaire de gauche contre les formes de démocratie directe.

Mais qu’est-ce qui fait la différence entre cette vague de nouveaux arrivants de classe moyenne et les précédentes? La question est sûrement plus complexe, mais il est fort à parier que le tout condo dans le développement de notre tissu urbain y est pour beaucoup. Qui plus est, ce n’est pas une vague de nouveaux condos qui passe, mais bien un véritable tsunami aux proportions cataclysmiques. Selon les statistiques offertes ce matin par Action Gardien, il se construit actuellement dans la Pointe 15 condos pour un logement locatif. Un pour 15, c’est 15%, soit grosso modo la proportion de logements sociaux apportés par les projets immobiliers (les gros projets en rapportent plus, les plus petits n’en rapportent aucun). Ce fait vient renforcer la thèse de la colonisation, puisqu’il est artificiel.

En effet, la société libérale conçoit généralement le marché capitaliste et les phénomènes comme l’embourgeoisement comme des phénomènes aussi naturels que la pluie et le beau temps. Pourtant, il y a des institutions et des gens qui en sont à l’origine et qui en profitent, essentiellement les promoteurs et les institutions de l’État municipal, l’arrondissement le premier. On pouvait par exemple entendre lors des consultations sur le projet Carpet Art-Déco la conseillère Fournier, qui répondait à une critique du fait que des condos à moins de 500 mètres d’une station de métro allaient être dotés de stationnements, aller en ce sens. Selon elle, c’était la politique de développement durable de la ville qui voulait concentrer des ménages professionnels en périphérie du centre-ville. Comme on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre, il fallait leur offrir des palaces de stationnement; il semblerait que ce soit suffisamment « vert » de limiter la distance parcourue par les autos sans toucher à leur nombre. Qui plus est, ça nous place dans la situation entre choisir entre le développement massif de condo et la pollution. Une position politique bien faible, si jamais elle est sincèrement progressiste. Dans tous les cas, le tout condo n’est pas un phénomène naturel. C’est un phénomène voulu qui nous est imposé de l’extérieur et qui a pour effet d’effacer la culture populaire de la Pointe et c’est pour cette raison que c’est réellement un processus de colonisation tranquille qui est en train de se passer.



Des solutions

Pour être franc, avant la rencontre de ce matin, je pensais que le combat était irrémédiablement perdu. À mon avis, il n’y avait plus qu’une série d’émeutes « urbaines » qui pouvait nous sauver de cette colonisation en faisant créant la peur et en faisant baisser la demande et, donc, les prix du logement. Évidemment, une telle « solution » n’en est pas une, pour plusieurs raisons évidentes que je n’ai pas besoin d’énumérer ici. Pourtant, une lueur d’espoir m’est venue ce matin. Seules quelques pistes de solution ont été nommées, mais la rencontre s’est terminée sur la nécessité de continuer la discussion. C’est sûr et certain donc que la réflexion va se poursuivre, mais je veux déjà nommer quelques éléments, histoire d’entretenir cet espoir.

La première partie de la solution consiste évidemment à permettre le maintien des strates socio-économiques « populaires » dans le quartier, et ça, ça passe par le développement du logement social. La Pointe s’en sort bien comparée aux autres quartiers sur ce dossier, mais ce n’est pas encore assez; ça nous prend une large offensive sur ce front. Aussi, afin de pallier le phénomène du silence chez les groupes moins nantis de la population lorsqu’ils sont face aux classes « supérieures », il est important de maintenir des espaces de non-mixité où les personnes plus vulnérables peuvent apprendre à s’exprimer en public et à prendre confiance en elles. C’est le principe premier de l’éducation populaire : l’empowerment. En parallèle, il faudrait aussi créer des espaces de rencontre afin de partager le sentiment de solidarité populaire avec la nouvelle classe moyenne du quartier. Comme je le disais plus haut, la plupart de ces personnes n’ont pas de mauvaises intentions; elles ont tout simplement une culture différente. C’est un défi, mais c’est tout à fait possible de les intégrer à notre réseau de solidarité déjà existant. Après tout, une partie significative de cette classe moyenne va nécessairement avoir de très gros problèmes économiques sous peu, avec un taux d’endettement de 150%, une crise financière qui perdure et une crise pétrolière et environnementale à venir. Il ne faut pas oublier qu'il y a une différence importante entre les personnes qui achètent des condos boîtes-en-carton à 175 000 $ et celles qui se payent celui à 1 200 000 $ à la Red Path... Ça sera bon autant pour l’ancienne que la nouvelle population que les gens qui seront frappés par cette nouvelle pauvreté aient appris à se regrouper pour s’attaquer à leurs problèmes plutôt que de les affronter seuls et isolés.

C'est loin d'être une stratégie complète, mais au moins, c'est un début. La suite après la prochaine rencontre.

Par Pascal Lebrun