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Lettre ouverte à Jean-Philippe WarrenRéplique au texte « Faites ce que vous pouvez et faites-le avec plaisir ». Les jeunes intellectuels québécois de gauche vus à travers quelques revuesMontréal, le 25 août 2008 par Anna Kruzynski Envoyer un chèque à Greenpeace, acheter du sucre équitable, recycler le papier et participer à une manifestation, au choix, une fois par année, préférablement par les beaux jours de printemps. Aller au travail à pied est meilleur pour la santé; faire du covoiturage avec un ami rend le trajet plus plaisant; investir dans les fonds éthique s’avère plus profitable; magasiner chez les marchands du voisinage est plus agréable; manger du fromage bleu Bénédictin et boire de la chicouté fait plus chic; suivre un guide amérindien dans son tipi paraît plus exotique; partir en voyage en Thaïlande est plus formateur.
--Jean Philippe Warren Cher collègue,
L’extrait en exergue décrit, selon vous, une partie du « code de conduite » de « ce parfait petit activiste contemporain » (p. 50), individualiste et moraliste, que vous prenez plaisir à dénigrer dans votre récente contribution au livre Québec en mouvements (1). Je serais, selon vos propos, une de ces « jeunes intellectuels de gauche », nés dans les années 1970, façonnés par « les trois maux des années 1980, à savoir l’individualisme, le consumérisme et la technocratisation », qui contribue à « la liquidation non sans cynisme, des lieux de solidarité et de justice » (p. 36; 37). Hormis le fait que je suis d’accord avec plusieurs des critiques que vous apportez à certaines tendances de la gauche québécoise d’aujourd’hui, je me dois de répliquer à deux problèmes méthodologiques et éthiques assez majeurs dans votre contribution à cet ouvrage. Mes supposées fabulationsDans la section intitulée « individualisme » de votre texte, vous utilisez une citation de moi tirée de la revue A Bâbord! publiée en 2004 (2), pour soutenir votre argument que « la plupart des militants (sic) des années 2000 demeurent très individualistes », qu’ils rêvent à « une communauté qui ressemble davantage à un immense réseau ou les liens peuvent se faire et se défaire à l’infini, monde solidaire mais sans attaches, univers d’amour et d’amitié mais sans promesses » (p. 48). Vous m’associez à une tendance de la gauche québécoise qui prônerait l’épanouissement personnel par la participation à « la société civile », l’économie sociale (« porteuse d’avenir, de santé, de bonheur quoi! »), le courant des consomm’acteurs (« faites ce que vous pouvez et faites-le avec plaisir »)… Mais la cerise sur le sundae, c’est l’insulte à peine voilée que vous mettez en note de bas de page, pour commenter la référence au texte que j’aurais écrit, intitulé « L’approche libertaire. Rebâtir à la base », duquel vous auriez tiré la citation que vous jugez risible. Vous écrivez : « C’est l’affabulation du Fabuleux destin d’Amélie Poulin : la véritable révolution étant impossible, il suffit de répandre un peu de soleil autour de soi, et si encore cela s’avérait impossible par faute de la cupidité ou de la bêtise des hommes (sic), il faut savoir être, comme à la fin du film, heureux soi-même, fuyant la laideur du monde assis sur la mobylette de son petit ami » (p. 48-49). Tout cela est très rigolo. Sauf que le texte que vous citez n’est pas de ma main, contrairement à ce que la référence indique. Il s’agit d’un compte-rendu de propos recueillis par Pierre Mouterde, lors d’une entrevue avec moi sur l’option libertaire que je prônais avec Marcel Sévigny lors du rassemblement de D’Abord Solidaires tenu en 2003 (...) Quatre ans plus tard, vous vous permettez d’utiliser cette entrevue, assis bien au chaud dans votre (notre) tour d’ivoire, pour dénigrer mes idées et mon militantisme. Vous, observateur « objectif », chercheur payé par l’État pour la création du savoir, n’hésitez pas de me dénoncer à partir d’un extrait que vous avez sorti de son contexte (pour lui faire dire le contraire de ce que je voulais dire) et sans avoir pris le temps de contre-vérifier vos données en lisant un ou deux des textes que j’ai écrit durant mes 10 ans d’implication active dans mon quartier (3). Car je suis loin de m’enfuir sur la mobylette de mon petit ami; je suis impliquée, fortement enracinée dans mon quartier… ouvrier. Car ce n’est pas parce qu’on ne crie pas « Pour la lutte des classes! » sur toutes les tribunes qu’on ne s’en préoccupe pas quasi quotidiennement. Je travaille dans l’ombre, comme toute une panoplie de militants et surtout de militantes, à faire de l’organisation de base (4), à construire un contre-pouvoir face à l’envahissement de mon quartier par des promoteurs immobiliers capitalistes (5), à pousser plus loin nos réflexions sur l’autogestion du politique, de l’économique, du social, d’un quartier par ses résident.e.s, à faire des actions directes, et tout ça à partir d’un programme idéologique qui est loin de l’individualisme que vous m’accolez (6)… De plus, si vous aviez pris le temps de consulter mon c.v., disponible sur le site Internet de notre employeur commun, vous auriez pu constater assez facilement que je critique, dans mon enseignement, dans mes écrits et dans mon militantisme, cette tendance de la gauche altermondialiste à laquelle vous m’associez. Une gauche qui participe à la légitimation d’un système pourri en participant aux instances partenariales d’un état subsidiaire, en se nommant représentante de cette nébuleuse qui est la « société civile » (7), en développant un secteur de l’économie, soi disant sociale, qui fait des intervenant.e.s les gestionnaires de la misère des laissé.e.s pour compte du capitalisme (8), en prônant la consommation responsable comme action politique (9)… Ce que je vous reproche, Monsieur Warren, c’est de vous avoir permis de me dénigrer publiquement, dans un ouvrage qui laissera sans aucun doute ses traces, et ce, sans preuve substantielle et sous couvert de science. Vous vous êtes servi de votre position de professeur titulaire d’une chaire pour porter un jugement de valeur sur mes idées et mon militantisme sans que je puisse avoir l’occasion de me défendre ou de remettre les pendules à l’heure. Quel sera mon recours, maintenant que ce livre est en vente? Vous avez enfreint sérieusement l’éthique qui régit tout travail de recherche réalisé par des chercheur.e.s employé.e.s par une institution publique. Anna Kruzynski Consomm’actrice, Laure Waridel Anarchiste…Ceci m’amène au 2e problème méthodologique. Malgré l’obligatoire mention des limites méthodologiques de votre échantillon et d’une nécessaire généralisation qui peut gommer les différences, votre interprétation tourne vraiment les coins ronds. Vous confondez, tout au long de votre chapitre, les diverses tendances présentes au sein de cette mouvance hétéroclite qu’est la « jeune » gauche québécoise. Ce n’est pas très fort, considérant que vous vous spécialisez dans l’étude du changement social. Un exemple flagrant de ceci, c’est la critique acerbe que vous faites du travail de Laure Waridel, de son fameux « acheter c’est voter » : « Le citoyen dans sa cuisine, assis à siroter calmement son café 'équitable' est en vérité en train de changer le monde. Par petits gestes, un à la fois, lentement, il fait plus pour régler les grands problèmes de notre temps que les Che Guevaras de la révolution nationale. 'Le seul effort requis par ce geste politique réside dans le choix de (son) café'. C’était tout à l’heure parler qui était un geste politique, maintenant c’est de boire son café ou de bien gérer ses déchets, c’est bientôt celui d’avoir des enfants, quand ça ne sera pas demain celui de choisi la couleur (noire pour l’anarchisme?) de son automobile. Combinant art de bien vivre et bonne conscience sociale, la simplicité volontaire devient pour la peine une philosophie politique. On encourage les révolutionnaires en herbe à commencer par cultiver leur jardin » (p. 46, l’italique est de vous, les caractères gras de moi). Laure Waridel, anarchiste et révolutionnaire? Mais voyons donc. Les anarchistes que je fréquente et avec lesquels je travaille à documenter notre mouvance (10) partagent votre critique de la consommation responsable, de la consomm’action. Plutôt que d’amalgamer toutes ces tendances, selon vous individualistes, vous auriez pu rendre une critique plus nuancée, par exemple, en analysant une frange du courant antiautoritaire contemporain qui prône le do-it-yourself comme moyen d’action pour la révolution et qui semble assez axé sur la spontanéité et la fluidité des réseaux. En même temps, vous auriez pu mentionner qu’au sein de ce courant antiautoritaire, il existe encore aujourd’hui des groupes et réseaux très actifs qui se revendiquent de toute une panoplie de courants de l’anarchisme social, incluant des tendances plus traditionnelles comme l’anarcho-syndicalisme ou l’anarcho-communisme et des variantes plus contemporaines telles le municipalisme libertaire. En fait, Monsieur Warren, non seulement avez-vous enfreint l’éthique de la recherche, mais votre texte, qui se veut une analyse, n’est qu’une interprétation de données parcellaires. Une analyse se bâtit à partir d’un cadre théorique qu’on a le devoir de présenter aux lecteurs.trices – ce que vous n’avez pas fait. Car la science, vous n’êtes pas sans le savoir, est question de processus et de méthode, pas seulement de résultats. De même en est-il de la vulgarisation. Vous n’avez même pas daigné nous informer explicitement de vos lunettes idéologiques, ce qui nous aurait éclairé sur les bases de votre interprétation (on déduit, en lisant votre conclusion, que vous êtes partisan d’un État fort, de la politique partisane, et que vous lancez un appel à se « réapproprier la critique économique, d’accepter le réformisme et de renouer avec le providentialisme ». p. 55-56)… Votre « analyse » n’est pas assez fondée, ni empiriquement, ni théoriquement, pour vous permettre de faire de telles généralisations et d’utiliser un ton aussi acerbe et paternaliste (ex. « une grande partie de la gauche bien-pensante nous semble aujourd’hui si lamentable, organisationnellement et théoriquement parlant ». p. 37). Votre texte en est un d’opinion qui se cache derrière une rhétorique scientifique. Les mises en garde placées en introduction retirent pourtant toute validité scientifique à vos données et à votre « méthode » interprétative. A partir de votre position universitaire et de votre réputation, vous vous êtes permis un argument d’autorité. C’est un acte de pouvoir qui ne fait pas honneur à votre position publique et à votre parti-pris supposé pour la justice sociale. J’espère sincèrement que vous vous reprendrez advenant une réédition de cet ouvrage. Il est fort possible de défendre votre argument avec des données exactes et une lecture plus nuancée de la situation. En attendant, je ferai circuler cette lettre, espérant que les personnes qui liront votre chapitre et que les professeur.e.s qui choisiront de l’utiliser pour leur enseignement seront informé.e.s des problèmes méthodologiques et éthiques de votre contribution à cet ouvrage. Anna Kruzynski CC., notamment, Lux Éditeur, Francis Dupuis-Déri, Normand Baillargeon, Gilles Gagné, Diane Lamoureux, Pascale Dufour, Benoît Lacoursière, Jean-Marc Piotte, Marco Silvestro, Catherine Beaupré-Laforest, Mélissa Blais, Louis-Frédéric Gaudet, Rachel Sarrasin, Claude Rioux, Julie Rousseau. Notes de bas de page:1. Warren, Jean-Philippe (2008). « Faites ce que vous pouvez et faites-le avec plaisir ». Les jeunes intellectuels québécois de gauche vus à travers quelques revues. Dans Francis Dupuis-Déri (dir.)., Québec en mouvements : Idées et pratiques militantes contemporaines (p. 35-56), Montréal : Lux Éditeur.
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