Boutons les putes hors de l’île. Profilage social dans les rues montréalaises

Les forces policières n’utilisent pas que le profilage ethnique comme méthode d’enquête; le profilage social fait aussi partie de leur panoplie. Cela consiste à cibler des personnes sur la base de leur condition socio-économique plutôt qu’à partir de réels soupçons ou plaintes. L’un des groupes les plus victime de profilage social est celui des travailleuses du sexe, surtout celles qui exercent dans la rue. Dérangeantes parce qu’elles rendent visible notre hypocrisie morale, ces femmes sont, en plus, victimes jour après jour de la violence des proxénètes, des clients et des forces policières.

De la concertation à la répression
À la fin des années 1990, l’administration Bourque avait accepté un projet-pilote d’intervention communautaire pour dépénaliser la prostitution au centre-ville. Le projet s’est heurté aux citoyens locaux qui voulaient un quartier « plus sécuritaire et plus propre » et refusaient de vivre dans un « ghetto du vice ». Malgré tout, un comité de concertation réunissant citoyens, policiers, organismes communautaires, prostituées et fonctionnaires a réussi à survivre.

Jusqu’au changement de locataire à l’Hôtel de ville, en novembre 2001, la police a appliqué sa «méthode douce» : donner des avertissements et des contraventions aux travailleuses en vertu du code municipal ou du code de la route, leur épargnant ainsi le casier judiciaire et l’emprisonnement. Parallèlement, on ciblait les clients et on tentait de les criminaliser. En 2001 à Montréal, seulement 38 prostituées sont accusées en vertu du code criminel, pour 226 clients. En 2004, c’est plutôt 825 prostituées et 254 clients qui se retrouvent avec des charges criminelles.

Que s’est-il passé? Des centaines de prostituées en folie ont-elles soudainement envahi la ville? Mais non : c’est juste que l’administration Tremblay préfère l’approche répressive. Depuis deux ans, le mot d’ordre politique est de nettoyer les rues [1]. La police modifie donc ses stratégies et l’escouade de la moralité multiplie les opérations « sollicitation » pour coincer les travailleuses avec des agents doubles qui sollicitent des services ou de la drogue (et qui, souvent, en profitent).

On lit dans le dernier Constellation [2] que, dans la semaine du 23 août 2004, quarante femmes furent arrêtées et que la plupart ont dû accepter, comme condition de libération, un interdit de séjour dans un certain quadrilatère (généralement le centre-ville). Cela restreint leur accès aux services sociaux et, souvent, les empêche de rentrer chez elles. Marie-Neige, intervenante chez Stella, note que maintenant on voit parfois le quadrilatère s’étendre à toute l’île de Montréal.

Cette façon de procéder a permis de retirer de la circulation toutes celles qui ne respectent pas ces conditions de libération invraisemblables. Depuis un an, plusieurs ont séjourné en prison. Marie-Neige témoigne : «Lorsque je faisais du travail de rue, je voyais certaines femmes qui avaient leur coin spécifique. Pendant six, sept ans, je les ai vues sur leur coin, des travailleuses stables. Depuis un an, même elles disparaissent de la rue et se retrouvent en prison».

Préjugés et abus de pouvoir
En conséquence de cette politique, les relations quotidiennes entre les prostituées et les forces de l’ordre sont actuellement difficiles. Elles ont déjà été meilleures, confirme Marie-Neige, au temps des projets de concertation. Mais «à l’heure actuelle, c’est pas mal la tolérance zéro envers la prostitution et, en fait, envers tout ce qui concerne l’occupation de l’espace public.» Les prostituées subissent les préjugés des policiers et des actes souvent dégradants. Les cas les plus communs sont ceux d’abus de langage et d’abus de pouvoir. (Notons que, en général, les plaintes pour abus de pouvoir et impolitesse sont les plus nombreuses au bureau de la déontologie policière). Les prostituées, et encore plus les transexuelles et les travesties, font face à l’intransigeance policière et à la violence verbale : les policiers sont souvent grossiers, ils emploient un langage très peu soigné, gueulant et sacrant. Les policières sont, au dire des intervenantes de chez Stella, souvent les pires. Comme si de voir une femme prostituée leur faisait perdre les pédales. L’une d’elles, particulièrement hargneuse, était surnommée Miss Piggy par les travailleuses du sexe.

Dans le dernier Constellation, «spécial prison», Farah, un transexuel, raconte que son arrivée en prison fut un véritable événement pour les gardiens qui le traitaient en phénomène de foire et qui jouaient les voyeurs lors de son déshabillage. Dans un numéro précédent, J. raconte comment une policière l’a insultée sur la rue, la traitant de salope et la menaçant de la mettre en état d’arrestation. Et cela est courant : l’intimidation, les abus de pouvoir ou de langage et les menaces semblent être les méthodes d’intervention des policiers. Mettons-nous dans leur peau : ils se font dire par leurs boss que les citoyens ne sont pas content et que les filles sont toutes des droguées – ou des pervers bizarres dans les cas des transexuelles ou des travesties. La plupart d’entre elles n’ont pas le courage de répliquer et de se défendre. Pourquoi mettre des gants blancs?

Certains flics en profitent plus que les autres. Demander des faveurs sexuelles en échange d’un rapport mis aux poubelles est une pratique assez courante. Plusieurs agents doubles utilisent les services des travailleuses avant de les arrêter. Stella a déjà fait tellement de pressions et de dénonciation concernant un policier particulièrement odieux qu’il fut finalement transféré ailleurs. L’organisme a aussi déjà publié une liste des mauvais policiers, pour accompagner sa liste des mauvais clients. Mais, semble-t-il, les con-stables ne l’ont pas trouvé drôle et Stella a préféré, devant leurs représailles sur les prostituées, en cesser la publication. Encore une fois, on ne peut s’empêcher de déplorer que les policiers qui interviennent dans les rues ne soient pas mieux formés. Envers tous les marginaux, leur perception est la même : des crottés qu’il faut retirer de la circulation, des tout-nus qui ne méritent pas le même respect que le môssieur blanc à cravate propre dans sa BMW.

1 – Le nettoyage affecte aussi les itinérants et autres habitants de la rue. En 2004, le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) dénombre au moins 533 constats d’infractions émis à l’encontre de personnes marginalisées. De plus, lors des festivals estivaux, la police et les services de sécurité privée repoussent constamment les habitants de la rue hors des zones festivalières où le bedonnant banlieusard va consommer son manger mou culturel.

2 – Constellation, vol. 9 no. 1, hiver 2005, p. 4. Le magazine est fait « par et pour les travailleuses du sexe », coordonné par l’organisme communautaire autonome Stella (fondé en 1993). Stella défend les droits des travailleuses du sexe et leur offre des services sociaux et sanitaires. www.chezstella.org

Marco Silvestro
papatosaure[at]yahoo.ca

Article paru originellement dans le journal Le Couac, mai 2005.