Carrefour d'éducation populaire: le tournant incertain

Par Marcel Sévigny - 27 février 2013.

Le 20 février dernier le Carrefour d'éducation populaire organisait une manifestation des usagers, des militantEs et de sympatisantEs en face du ministère de l'Éducation au 600 Fullum. Environ 80 personnes se sont déplacées dans la tempête pour demander à la ministre Marie Malavoy d'intervenir afin d'empêcher l'expulsion du Carrefour des locaux prêtés par la Commission scolaire. Le bail vient à échéance en 2015.

L'enjeu est de taille. Du côté financement, deux problèmes se posent. D'un, le bâtiment a besoin de certains travaux pour le rendre sécuritaire. Deux, la Commission scolaire de Montréal ne veut plus assurer la subvention annuelle de 85 000$ pour combler les besoins de fonctionnement de la bâtisse (loyer, chauffage, etc.). Du côté plus politique, si le Carrefour devait perdre sa bataille pour conserver "son bâtiment", ce serait une importante défaite en regard de la symbolique que représente le Carrefour.

Le Carrefour et l'État providence

Pas un économiste au monde, même néo-libéral, ne peut le nier. Depuis 30 ans la richesse collective s'est accrue considérablement. Dans cette même période, les dirigeants économiques de la mondialisation, plus ou moins corrompus, ont soumis les États nationaux au régime minceur, imposant, si nécessaire, aux politicienNEs, tous partis confondus, le démantèlement des "États providence", c’est-à-dire des filets de sécurité sociale. Nous le savons, le manque de fonds n'est pas le problème. Sa distribution en est un.

Nous ne sommes probablement qu'au début de la véritable tourmente financière, comme celle qui agite l'Europe notamment. Au Québec nous avons été une des sociétés les moins touchées par la crise de 2008 qui se poursuit toujours. Mais ça nous rattrape. L'enjeu financier autour du Carrefour d'éducation populaire est un exemple emblématique de ce fossé qui s'incruste, un enjeu local qui doit s'interpréter avec le fond de scène de la mondialisation capitaliste. Imaginez, plus de 45 ans après sa création, une maigre subvention de 85 000$ par année et quelques travaux sur le bâtiment menacent le Carrefour d'une expulsion et d'une désorganisation majeure d'un groupe d'éducation populaire. La menace d'un retour en arrière, partiel à tout le moins, de 50 ans sur des enjeux d'éducation populaire et de société.

Quelle résistance ?

Le Carrefour participe d'un vaste courant de résistance un peu mou et un peu flou face au démantèlement des acquis sociaux de la part des divers gouvernements. On espère encore le retour à une sorte de "social-démocratie" pas trop dure où on pourrait conserver l'essentiel des acquis. En ce sens, les manifs, pétitions et autres appels à la solidarité constituent toujours le cœur d'une stratégie visant à faire entendre raison au dirigeantEs.

Ces manifs et autres sont certes importants et nécessaires, mais sans doute bien insuffisantes dans le contexte politique grandement chamboulé des dernières années. Ne serait-ce que l'indice d'hier lorsque l'ASSÉ a rassemblé 10 000 manifestantEs à la clôture du Sommet sur l'éducation, un chiffre qui aurait fait paniquer le PQ voilà pas si longtemps. Il faut prendre acte politiquement qu'il a fallu une forte perturbation sociale pour faire bouger les choses durant le printemps érable.

C'est pourquoi les actions du plan A de lutte du Carrefour visent à forcer la Commission scolaire à revenir sur sa décision n'émeuvent plus les dirigeantEs politiques. La Commission se retranche derrière le fait que l'État québécois ne finance pas suffisamment la Commission scolaire pour rester sur ses positions. D'où la visite au ministère de Marie Malavoy par les membres et militantEs du Carrefour. Mais la logique de coupe financière est la même à un niveau ou à l'autre. Pourquoi est-ce que le gouvernement céderait alors que la Commission scolaire gère l'austérité "correctement" ?

La bataille du Carrefour est importante. C'est qu'il est un des groupes phares du mouvement social de Pointe-Saint-Charles. Ce mouvement qui a construit un réseau de solidarité sociale demeure un incontournable de la vie collective du quartier. Mais ce réseau est sérieusement menacé. En cette période de l'évolution de la société, la base de financement de la solidarité sociale est carrément remise en cause par les institutions étatiques elles-mêmes.

Même si la lutte "pour la reconnaissance" donc pour le "financement de la mission" n'a jamais cessé, les perspectives de réussite se sont considérablement assombries ces dernières années. La vision communautaire de la solidarité sociale semble demeurée la même que lorsque l'État providence était en expansion et où l'on croyait encore que l'État québécois transportait un projet de société émancipateur. Nous savons maintenant avec certitude, enfin pour les plus conscientEs, que l'État n'a pas de projet pour nous et qu'il n'en aura pas. Si nous avons un projet de société, il faut nous l'inventer et le bâtir nous-mêmes à partir des valeurs qui nous rassemblent.

En conséquence, un "nouvel" approfondissement de la vision de la solidarité sociale apparaît nécessaire. Elle peut se réaliser dans la suite logique de l'histoire du Carrefour et du mouvement social du quartier. Le dossier chaud du Carrefour et sa lutte en 2013 sont peut-être le moment opportun pour revoir une solidarité sociale moins dépendante du rôle d'un État "pourvoyeur" tel que perçu dans les années 1970. De toute façon, la transformation du contexte politique et économique des dernières années nous amène à approfondir cette solidarité sociale qui, dans ce contexte, doit redevenir plus ouvertement un mouvement de résistance ?

Cela veut-il dire de restreindre les revendications envers l'État québécois au sujet de ses responsabilités sociales ? La réponse est non. Toutefois, un approfondissement de la solidarité sociale à l'échelle du quartier exige de se dégager un peu plus de la mainmise "idéologique" de l'État et ses institutions (ici la Commission scolaire dans le cas du Carrefour), qui ne font du financement de la solidarité sociale qu'une stratégie pour encadrer, contrôler et récupérer un mouvement social par la réduction de son autonomie et de ses possibilités d'émancipation. Alors...

Conserver le bâtiment pour enraciner la résistance

En plus de ses propres activités, de nombreux groupes profitent de la générosité militante du Carrefour. Des salles sont prêtées à de nombreuses coopératives, de multiples activités de solidarité sur des enjeux de toutes sortes y sont tenues. Bref on ne compte plus les aspects positifs de la présence du Carrefour comme lieu de convergence sociale, culturel et politique.

À l'évidence, le plan A devra se radicaliser dans ses moyens et ses actions si l'objectif est de maintenir le statut quo, c'est à dire faire reculer la Commission scolaire. Mais si le Carrefour considère non probable une telle radicalisation de la lutte alors il faut mettre en marche, sans tarder, un plan B.

Le bâtiment du 2356 Centre a acquis dans la pratique, un statut légitime de "propriété collective". Mais, il reste une propriété de type publique puisqu'il appartient à la Commission scolaire. N'est-ce pas que l'autonomie du Carrefour et des groupes qui l'utilisent seraient accrus si le bâtiment devenait propriété collective. Je n'ai pas de formule en tête. J'avance simplement le principe, sur la même base que la lutte du Collectif 7 à nous, celui d'assumer la responsabilité de gérer une propriété collective hors du marché spéculatif. Sans vouloir faire peur, le danger subséquent de l'éviction du Carrefour sera sans doute que la Commission scolaire vende le bâtiment sur le marché pour diminuer son déficit. Imaginons déjà un beau projet de condos à quelques pas du métro.

À terme, la perte du bâtiment serait une nouvelle désappropriation "physique" de notre milieu de vie alors que pour consolider la résistance il faut prendre la voie inverse. Face au durcissement des institutions étatiques, la lutte pour sauver le bâtiment n'est pas uniquement celle du Carrefour, mais également de tous ses alliés et en premier lieu des groupes qui utilisent ses installations.

Les militantEs communautaires et politiques de Pointe-Saint-Charles doivent dès maintenant considérer ce projet comme une priorité de lutte dans le cadre de l'établissement d'un contre-pouvoir renouvelé.